La gratuité des transports publics, une évidence ?
Cet article a été publié précédemment sur une autre plateforme en juin 2022
Par Stephane Mignon — Flickr: Portillons d’accès et de sortie, CC BY 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=24649179
Ces derniers temps revient au premier plan le lancinant débat autour de la gratuité des transports en commun. Mesure par rapport à laquelle j’ai une tendance agnostique forte avec un léger penchant à la trouver plutôt sympathique. Parce qu’il est toujours intéressant de penser contre soi et dans la logique des chapeaux de Bono, je vais ici adopter le chapeau noir c’est-à-dire celui qui voit les risques et les raisons faisant que cela n’est pas une bonne idée.
Un transfert modal négatif
Si dans tous les cas de gratuité expérimentée dans le monde, une augmentation de la fréquentation des transports en commun a été observée ; cela n’a par contre généralement pas diminué sérieusement l’usage de la voiture. En d’autres mots, parmi les nouveaux utilisateurs, peu utilisaient la voiture auparavant pour effectuer le trajet réalisé en bus. Soit parce que ces personnes se déplaçaient auparavant en mode actif (marche, vélo), soit parce qu’il s’agit d’un déplacement qui n’était pas réalisé auparavant.
De toute évidence ces transferts modaux et les nouveaux déplacements générés par la gratuité vont plutôt dans le mauvais sens si l’on espérait prendre une mesure favorable à l’environnement et à la réduction des gaz à effet de serre.
Le prix n’est qu’une composante du choix modal
Lorsque l’on choisit un mode de transport pour effectuer son déplacement, le prix n’est pas un élément négligeable. Néanmoins, il est loin d’être la seule caractéristique pour effectuer son choix. Le confort, le temps de trajet, la flexibilité, … sont bien d’autres éléments qui sont pris en compte. Et si le prix (des transports publics) est un déterminant qui n’est pas négligeable, il est loin d’être le plus important quand on hésite entre la voiture et les transports en commun.
Avant de foncer vers la gratuité, il est donc utile de se poser la question si l’argent consacré à la gratuité n’aurait pas un effet plus efficace sur le transfert modal en étant utilisé à l’amélioration de l’offre des transports publics (plus grande fréquence, plus grande amplitude, bus plus confortables, …)
Des coûts supplémentaires et pas forcément au bon endroit
Étant donné que la fréquentation des transports publics augmente lorsque la gratuité est instaurée, il est fort possible que la capacité offerte en termes de place doive être augmentée soit par l’augmentation de la taille des véhicules, soit par l’augmentation de la fréquence. Cela crée des coûts supplémentaires qui viennent s’ajouter au financement direct de la gratuité. Et si ces dépenses supplémentaires ne sont pas effectuées, vous risquez de décrédibiliser votre offre de transport public en la rendant moins attractive en termes de confort (risque accru de devoir rester debout) voire de fiabilité (si un bus est plein à craquer, l’usager est bon pour attendre le suivant).
Les plus optimistes se diront que l’augmentation de la fréquence créera une forme de cercle vertueux vu que l’augmentation de la fréquence augmente a priori l’attractivité du transport public. Ils n’auront pas tort mais je crains sérieusement que cette augmentation de fréquence se situera surtout là où elle apporte un surcroît d’attractivité faible et non aux endroits où elle changerait significativement la donne.
Imaginons qu’une ligne de bus est desservie par 5 bus à l’heure et que 40 personnes se trouvent dans chacun de ces bus dont la capacité maximale par bus est de 50 places. Si la fréquentation augmente de 30%, il y a 60 nouveaux usagers et l’on arrive au total à 260 personnes qui se déplacent. Il vous faut dès lors au minimum deux bus supplémentaires. Le temps d’attente moyen entre deux bus passe lui de 12 minutes à un peu moins de 9 minutes. Finalement une réduction en terme absolu assez faible (un peu supérieure 3 minutes).
Maintenant, imaginez une ligne avec un seul bus par heure et 30 personnes à son bord. La même augmentation de 30% de la fréquentation abouti à 30 + 9 = 39 voyageurs au total. Quantité de personne qui ne nécessite pas d’augmenter le nombre de bus si la capacité de ceux-ci est comme dans le paragraphe précédent de 50. C’est dommage parce que là, si on avait ajouté un bus par heure, on serait passé d’un temps d’attente entre bus d’une heure à une demi-heure. Une différence très sensible qui peut réellement augmenter l’attractivité de la ligne de bus.
Contraire au principe pollueur-payeur
J’ai toujours été perplexe par le fait que souvent les personnes qui défendent la gratuité des transports en commun sont par ailleurs convaincus de la pertinence du principe du pollueur-payeur. En effet, se déplacer en transport en commun est plus vertueux que de se déplacer en voiture mais cela ne signifie pas qu’il n’y a aucune pollution générée. Dès lors, vu qu’il y a une certaine pollution qui est créé par n’importe quel déplacement en transport public, le principe du pollueur-payeur implique que le trajet n’a pas à être gratuit.
Exprimer en termes plus économique (et sans grandes explications, donc n’hésitez pas à sauter le paragraphe s’il ne vous parle pas), lorsqu’il y a une externalité négative à internaliser, l’outil adéquat est une taxation et lorsqu’il y a une externalité positive, il est pertinent d’instaurer une subsidiation. Et le fait de générer une plus faible externalité en bus qu’en voiture ne justifie pas de subsidier le bus mais bien que la taxation pigouvienne (destinée à internaliser l’externalité) soit plus élevée pour la voiture que pour le bus. Remarquons que l’existence de rendements d’échelle élevés dans les transports publics sont une autre justification importante de la subsidiation des transports publics mais au final, en présence d’externalités négatives associées au transport en commun, la gratuité n’est a priori pas la tarification optimale.
Une mesure à contre-temps
J’ai été étonné de lire une personne justifier une mesure de gratuité récente par le fait que cela augmentait l’attractivité des bus particulièrement dans cette période de crise énergétique et de coût exorbitant du carburant. Personnellement, j’aurais tendance à penser que le prix élevé de l’essence rend d’autant moins pertinent la gratuité si l’objectif est l’attractivité du transport public. La hausse du prix de l’essence contribuant déjà à augmenter l’attractivité relative des transports en commun par rapport à la voiture.
Évidemment, si l’objectif est plus social en voulant protéger le pouvoir d’achat des gens, c’est une autre histoire. À voir si c’est effectivement une mesure pertinente dans ce cadre-là.
Pour aller plus loin
Je me suis astreins à respecter au mieux le chapeau noir de Bono, le pessimiste. Idéalement, pour la richesse de la réflexion, passer par les autres chapeaux et au minimum le jaune serait évidemment très pertinent. Comme je ne suis pas certain de pouvoir m’y consacrer prochainement et que cela m’ennuierait de ne pas introduire un peu d’éléments que verrait le chapeau jaune, je vous propose les quelques ressources suivantes qui comportent une part plus ou moins importante d’éléments en faveur de la gratuité des transports en commun.
- Un dossier sur la gratuité des transports publics dans la revue Transports urbains.
- Un site qui répertorie un grand nombre d’initiatives de gratuité à travers le monde.
- Une récente revue de la littérature sur le sujet.
- Une séance TEDx où Olivier Malay défend l’instauration de la gratuité à Bruxelles.