La libéralisation du rail ne commence qu’aujourd’hui
Septembre 2023
Scope
Avant que l’on puisse me le reprocher, je dois m’excuser pour ce titre totalement inadéquat.
En effet, il est évident que les libéralisations des trafics fret et grande vitesse ont déjà été réalisées depuis longtemps et avec de réelles conséquences. Mon propos porte principalement sur le trafic voyageur classique (vs. grande vitesse).

Image originale par Metrophil — Travail personnel, CC BY-SA 3.0 traficotée par mes soins.
Par ailleurs, plus que de la libéralisation, mon sujet est la séparation entre le gestionnaire de l’infrastructure et de l’entreprise ferroviaire. Cette séparation est perçue comme un préalable à la libéralisation et n’a pas vraiment de sens dans un contexte non-libéralisé.
Finalement, je me contenterai de parler du cas belge n’ayant pratiquement aucune connaissance sur les autres pays. Néanmoins, je serais surpris qu’il n’y ait aucune similarité entre les pays.
Contexte
Image originale par Ellywa - Eigen werk, Publiek domein modifiée par mes soins.
Infrabel, le gestionnaire de l’infrastructure en Belgique, est créé en 2008. Au départ, comme filiale de la SNCB Holding dont la SNCB, opérateur ferroviaire, est une autre filiale. En 2014, la séparation est accentuée avec une structure où Infrabel et la SNCB ne possède plus de structure faîtière commune.
Bien que la séparation entre l’entreprise ferroviaire et le gestionnaire d’infrastructure remonte à une quinzaine d’année, je pense que nous ne commençons que depuis récemment à en voir tous les effets. Cela pour trois raisons.
Différence entre théorie et pratique
Premièrement, les personnes que l’on retrouvait initialement des deux côtés avaient connu ce que l’on nomme la SNCB unitaire. Les premières années après la séparation, dans les interactions entre les deux entreprises, on retrouvait à tous les étages d’anciens collègues. Cela avait tendance à fluidifier les discussions. Une confiance et une bienveillance existaient naturellement entre les gens. Le fait d’avoir été récemment collègues signifiait aussi que de part et d’autre, on comprenait facilement les contraintes du partenaire. Les compétences communes permettaient aussi de se challenger de manière constructive et pertinente. Le temps faisant, la part des personnes ayant connu la SNCB unitaire est aujourd’hui devenue une portion congrue du personnel.
Deuxièmement et de manière assez similaires, la plupart des autres opérateurs ferroviaires sont historiquement liés à la SNCB. La SNCB fait encore partie des actionnaires de Linéas, de THI Factory (fusion d’Eurostar et Thalys). Certaines personnes de la SNCB peuvent être détachées dans ces entreprises. Par exemple, une partie des conducteurs chez Linéas sont du personnel SNCB détaché. Par ailleurs, jusqu’à récemment, tous les opérateurs voyageurs actifs en Belgique roulaient sous la licence de la SNCB. Ces liens favorisent l’adoption de comportements constructifs, coopératifs entre les différents acteurs. Avec le temps, ces liens se réduisent et les différents opérateurs ont tendance à plus assumer leur identité propre et la défense de leur propre intérêt.
Ces deux évolutions ne sont pas négatives en soi et conceptuellement, l’existence de ces proximités est en fait même gênante dans la logique de la libéralisation. Ces proximités qui mettent du temps à se réduire sont surtout une réalité que l’on ne met pas facilement dans les modèles économiques quand l’on discute l’intérêt de l’un ou l’autre modèle d’organisation de notre économie. Et cela complique aussi l’évaluation des bienfaits et méfaits de chaque modèle d’organisation vu que les systèmes mettent du temps à évoluer. Et ce d’autant plus que les effets positifs et négatifs peuvent apparaître avec des temporalités différentes. Clairement, certains aspects négatifs resteront invisibles tant que les personnes par affinité mettent de l’huile dans les rouages.
Problème de coordination
En tant qu’économiste dans le système ferroviaire, l’on me demande souvent mon avis sur la libéralisation. Comme sur de nombreux sujets, je suis profondément agnostique. Ma conviction la plus tranchée est que quel que soit le modèle, il faut que l’État s’y investisse pour que cela fonctionne. Financièrement évidemment mais aussi institutionnellement. Un monopole devient vite inefficient s’il n’a aucun contre-pouvoir. Une libéralisation mal pensée et sans arbitre conduit tout aussi sûrement à des échecs tels que ceux qu’a pu connaître le Royaume-Uni.
Avec le temps, j’ai acquis une deuxième conviction : les problèmes de coordination dans un système ferroviaire libéralisé sont sous-estimés. Je manque sans doute d’imagination, mais j’ai du mal à concevoir un système efficace de coordination quand on a un gestionnaire d’infrastructure qui doit attribuer des sillons commandés par différentes entreprises ferroviaires dont certaines dans une logique d’open access au marché.
Ce qui m’amène à mon troisième élément : nous n’avons pas encore vu les réelles conséquences d’un modèle avec séparation entre le gestionnaire d’infrastructure et les entreprises ferroviaires parce que le réseau était jusqu’ici peu saturé. Je ne vais pas rentrer dans les détails pour nuancer le côté saturé ou non-saturé de notre réseau en Belgique. Ce qu’il faut retenir, c’est que jusqu’ici les problèmes de saturation ont été relativement facilement gérés et que cela deviendra de plus en plus compliqué vu les augmentations de trafic prévues pour le futur (et ponctuellement les réductions de capacité de l’infrastructure suite à des travaux).
En guise de conclusion
Les deux premiers éléments ont pendant longtemps aidé à gérer les éventuels problèmes de capacité. Par ailleurs, le troisième élément risque d’accélérer les évolutions pointées dans les deux premiers points. Lorsque l’on se trouvera dans des situations où les acteurs n’arrivent plus à trouver des solutions coopératives, ils seront poussés à adopter des attitudes plus individualistes. Renforçant la difficulté de gérer les éventuelles saturations du réseau. Je crains donc que l’on passe relativement rapidement d’une situation sans grands problèmes de coordination à une situation où celle-ci sera visiblement difficile à réaliser.
Les cinq prochaines années seront passionnantes à observer. En espérant que mon scepticisme sur la capacité de coordination du système soit non fondé.
Il est évident que ce texte n’est qu’une réflexion personnelle et ne pourrait en aucun cas engager une autre personne que moi ou une quelconque institution.